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Chronique Animale - Épisode 15 : Le danseur et le tricheur

08/06/2021

Chez les manakins, les mâles sont des danseurs de haut vol, maîtrisant l’art de la voltige pour séduire les femelles. Pour ces oiseaux tropicaux, habitant les forêts humides d’Amérique du Sud et centrale, tout commence par la sélection d’une piste aux étoiles où ils pourront faire étalage de leur talent. L’idéal est une petite clairière laissant pénétrer la lumière avec au centre, un tronc d’arbre couché recouvert de mousse qui servira de scène pour s’exhiber.

Parfois, c’est le cas chez le Manakin fastueux, les danses sont effectuées de concert par deux mâles non apparentés impliquant un mâle « alpha » dominant et un mâle « bêta » subordonné. Les deux partenaires réalisent des vocalises synchronisées et des parades coordonnées dont l’objectif est le même : attirer une femelle. À deux, on est plus fort, mais la coopération s’arrête là. Une fois la femelle convaincue, seul le mâle alpha aura l’honneur de se reproduire. Le mâle bêta devra attendre le décès de son partenaire pour devenir à son tour le dominant, hériter du site de parade et s’associer à un nouveau mâle de rang inférieur pour lui transmettre les secrets de la danse de séduction à deux.

Cette coopération est une énigme. Quel est l’intérêt pour un mâle subordonné de refuser de se reproduire en jouant le faire-valoir du mâle dominant ? La raison d’un tel comportement altruiste est à chercher dans les avantages à long terme : le mâle bêta s’assure, à terme, l'accès à un site de parade et améliore son statut social. Sauf que chez les manakins, la décision finale appartient à la femelle, elle choisit le partenaire qu’elle veut. Les mâles subordonnés devraient donc copuler en cachette et ainsi tromper le mâle dominant. Or ces comportements sont rarement observés.

Des tricheries, deux chercheuses de l’université du Kansas, Alice Boyle et Elsie Shogren, ont pu récemment en observer chez le Manakin à fraise (Corapipo altera). Au sein de cette espèce, la coopération entre deux mâles est facultative. Certains mâles dominants paradent seuls, tandis que d’autres décident de s’adjoindre un subordonné pour plus d’efficacité. Dans les forêts du Costa Rica, les heures d’observation des deux scientifiques ont mis en évidence un jeu de dupes. Lors de la parade du Manakin à fraise, les deux mâles commencent à se poser sur le tronc d'arbre, battent des ailes en déployant leur collerette blanche et effectuent le vol dit du « papillon ». À l’arrivée d’une femelle, la parade s’intensifie jusqu’à son apogée. Le mâle dominant s’envole alors au-dessus de la canopée, décrit des cercles rapides en émettant des cris stridents, puis, dans un dernier plongeon aérien, vient se poser sur le tronc au centre de la clarière, sautant et se retournant dans un ultime ballet. Si la femelle a attendu et qu’elle est réceptive, la copulation sera la récompense de tous ses efforts. Cependant, le dernier vol du mâle dominant offre une opportunité de tricher au subordonné. Celui-ci peut être tenté de prendre sa place en se posant sur le tronc et compter sur la naïveté de la femelle pour devenir, un instant, le prince de la forêt. Pourtant la triche reste exceptionnelle. Quand elle se produit, la clairière est comme abandonnée pendant plusieurs jours par l’ensemble des protagonistes, comme s’ils ne toléraient pas ce comportement. Mais ce risque réel de tromperie expliquerait aussi le caractère facultatif de la coopération. Chez le Manakin à fraise, on pratique le donnant-donnant.

Boyle W. A. et Shogren E. H., « Sex and deception: a rare case of cheating in a lekking tropical bird », Journal of Ethology, vol. 37, 2019, p. 151-155.